Album AP15998


En 1946, le Musée national des arts asiatiques – Guimet a reçu en don ce petit album photographique d’une grande rareté. Il est composé de vues prises par Frederick William Sutton (1832-1883), chef mécanicien dans la Royal Navy britannique et photographe expérimenté, alors qu’il accompagnait des représentants diplomatiques de la Grande-Bretagne, reçus en audience à Ōsaka le 29 avril 1867 par le nouveau shōgun, Tokugawa Yoshinobu (1837-1913). Sutton fut ainsi le premier étranger à avoir photographié la ville ainsi qu’un groupe d’Aïnous en juillet 1867, ce qui représente aujourd’hui la plus importante partie de son œuvre connue.

L’album est intéressant par son histoire. Il a d’abord appartenu à Charles Stuart Forbes (1828-1876), capitaine à la retraite de la Royal Navy qui a lui-même eu une carrière pleine d’aventures : en 1857-1858, il sert en Chine dans le cadre de la seconde guerre de l’opium ; lors d’une de ses permissions en 1860 – c’est l’époque de la guerre pour l’unification de l’Italie –, il accompagne les Chemises rouges de Garibaldi (« je n’ai jamais porté d’arme, sauf durant quelques jours à Naples où un canotier avait promis de m’assassiner [1] ») ; en 1863, il accepte une brève mission au service des Chinois dans la « flottille Lay-Osborn », chargée de réprimer la révolte des Taiping ; en 1865, il se rend au Japon pour négocier un prêt avec le gouvernement shôgunal et en profite pour visiter Hokkaidō en août de cette même année [2], avant de retourner à Londres où il fait office d’agent des autorités chinoises et japonaises pour l’achat d’armes et de bâtiments de guerre en Europe [3]. Ses liens avec Robert Hart, directeur des Douanes maritimes chinoises, lui permettent d’être nommé commissaire maritime en 1867, mais d’autres affaires le retiennent à Londres et l’empêchent de prendre ses fonctions avant la fin de 1869. Cependant, après un an à peine dans ce poste à Shanghai, Forbes démissionne et retourne en Grande-Bretagne où il poursuit ses opérations commerciales avec la Chine [4]. Durant le reste de sa carrière, Forbes confirmera la prédiction de Hart, qui jugeait que « par son style, il a[vait] plus de chances de réussir dans la quête de richesses que dans un service aussi étrange que le nôtre [5] ». En septembre 1874, quelques mois après avoir ajouté cet album à sa bibliothèque personnelle, il refuse de « traiter affaire » avec un agent de Prosper Giquel, directeur de l’arsenal naval de Fuzhou, à moins de toucher une commission suffisante [6]. Quand il meurt en mai 1876, sa fortune personnelle est estimée à 35 000 livres sterling, soit l’équivalent d’environ 18,5 millions d’euros aujourd’hui ; c’est dire qu’elle est sans commune mesure avec la retraite annuelle de 205 livres que lui versait la Royal Navy en 1870.

On ne sait pas exactement comment cet album est arrivé dans les mains de Forbes. Son format et les commentaires manuscrits de Sutton accompagnant les photos pourraient laisser penser qu’il s’agit d’un cadeau, mais, quand Forbes ajoute son ex libris en juin 1874, Sutton réside au Japon depuis près d’un an, et, dans leurs périodes respectives au service de la Royal Navy, il ne semble pas qu’il y ait des coïncidences permettant d’imaginer qu’ils se sont rencontrés en Chine, au Japon ou ailleurs.

[1] FORBES Charles Stuart, The Campaign of Garibaldi in the Two Sicilies. A Personal Narrative, Édimbourg/Londres, William Blackwood & Sons, 1861, p. 1.

[2] FORBES Charles Stuart, «  The Western Shores of Volcano Bay, Yesso », Journal of the Royal Geographical Society, 36 (1866), p. 173-180.

[3] CHEN Xiafei, HAN Rongfang (dir.), Archives of China’s Imperial Maritime Customs. Confidential Correspondence Between Robert Hart and James Duncan Campbell, 1874-1907, Beijing, Foreign Languages Press, 1990. 4 volumes, p. 1, note 8.

[4] WRIGHT Stanley F., Hart and the Chinese Customs, Belfast, Queen’s University/William Mullan & Son, 1950, p. 298.

[5] FAIRBANK, John King, BRUNER Katherine Frost, MATHESON Elizabeth MacLeod (dir.), The I.G. in Peking. Letters of Robert Hart, Chinese Maritime Customs, 1868-1907, Volume One, Cambridge, Council on East Asian Studies, Harvard University, 1975, p. 57.

[6] CHEN Xiafei, HAN Rongfang (dir.), Archives of China’s Imperial Maritime Customs. Confidential Correspondence Between Robert Hart and James Duncan Campbell, 1874-1907, Beijing, Foreign Languages Press, 1990. 4 volumes, p. 85.


Sebastian Dobson