Ichida Sōta

Procession d'aveugles


Commentaire

Pour cette surprenante composition en studio, Ichida Sōta a réuni des d'aveugles qui se déplacent en file indienne. Cette représentation des aveugles est inhabituelle parmi les photographies japonaises du xixe siècle qui nous sont parvenues. Généralement dans la photographie touristique (Yokohama shashin), une représentation courante est le masseur aveugle, soit seul, soit massant un patient, mais jamais en groupe. Cette composition, en studio, dramatisée d'un groupe d'aveugles marchant rappelle le fameux tableau « La Parabole des aveugles » de Pieter Brueghel l’Ancien, peint en 1568, un an avant sa mort.

Comme dans le tableau de Brueghel, on ressent que chaque personnage a sa propre personnalité, les attitudes, les vêtements, étant tous différents. Le dernier de la file, le plus âgé, semble pensif. Le cinquième a le visage déformé par une maladie, il a cassé le cordon de sa geta qu'il tient à la main. Marchant avec une seule chaussure il tient fermement la canne en bambou que lui tend l'homme devant lui qui l'aide à avancer. Inversement, le deuxième homme, le visage enserré dans un tenugui, chaussé de hautes takageta pour marcher dans la boue, garde à sa ceinture une paire de légères zori de rechange. Le troisième homme porte un sac sur son dos, qui pourrait contenir un shamisen – les aveugles gagnant souvent leur vie en jouant de la musique et en chantant 1 . Enfin, le premier personnage, qui a la responsabilité de guider ce groupe, est mieux vêtu, avec un kimono décoré qui rappelle celui de certains moines. Tout son corps est tendu pour percevoir de son mieux l'environnement et le chemin à suivre.

La ressemblance avec l'œuvre de Brueghel est purement formelle, on n'y retrouve pas le message de la parabole, avec la chute du premier aveugle. Toutefois, Ichida Sōta aurait très bien pu s'en inspirer. Les œuvres classiques de la peinture occidentale circulaient largement au Japon sous forme de gravures et de reproductions photographiques. A fortiori, les reproductions d'œuvres d'inspiration religieuse avaient été amenées et diffusées par les nombreuses communautés religieuses installées dans les ports de concessions et cherchant à évangéliser les autochtones. Celles-ci avaient des liens étroits avec la photographie et les photographes. De nombreux prêtres utilisèrent la photographie à titre de loisir et pour attirer l'attention des officiels et des badauds. Plusieurs photographes importants ont ainsi appris l'anglais et la photographie par l'intermédiaire de missionnaires. Le plus connu est le peintre et photographe Shimooka Renjō (下岡連杖, 1823-1914) qui perfectionna sa technique photographique auprès de missionnaires à Yokohama à partir de 1862 et qui se convertit même au christianisme en 1882.

Dans l'album, cette vue de taille moyenne, est collée sur la même page que la suivante (cf. 10565).

Notes

1. En particulier les femmes dont il existait une corporation de chanteuses aveugles itinérantes appelées goze (瞽女). Il y avait aussi des moines aveugles itinérants spécialisés dans la récitation de sutras ou de passages du Heike monogatari.


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