Biographie de Raimund von Stillfried-Ratenicz

Le baron autrichien Raimund von Stillfried-Ratenicz1 (1839-1911) fut, dans les années 1870, le photographe occidental le plus réputé du Japon dans son studio prospère de Yokohama. Excellent portraitiste et paysagiste, il a également formé de nombreux photographes japonais et travaillé pour le gouvernement japonais. Curieusement, malgré l’importance de la documentation disponible sur sa vie, la personnalité de Stillfried reste difficile à cerner. C’était sans aucun doute un personnage « haut en couleurs ». Suivant les témoignages, Stillfried, aristocrate autrichien, est présenté comme un parfait gentleman, un militaire courageux et loyal ou comme un affairiste rusé et vindicatif, souvent à la limite de la légalité. Impliqué dans de nombreux procès, il doit renoncer à exercer au Japon comme photographe au milieu des années 1880.

Stillfried est né le 6 août 1839 à Komotau, en Autriche-Hongrie (aujourd'hui Chomutov en République Tchèque) dans une famille aristocratique dont la généalogie remonte au xive siècle, en Bohème-Silésie. Son père était lieutenant – maréchal et sa mère comtesse. À douze ans, en 1851, il entra au collège naval impérial de Trieste. Il y aurait commencé l’apprentissage de la peinture sous la direction du peintre de paysage orientaliste Bernhard Fielder (1816-1904). En 1861, il fut nommé ‘Oberleutnant’ dans le 36e régiment d’infanterie. Depuis plusieurs années, il pratiquait en amateur l’aquarelle (paysages et compositions florales). En 1863, Stillfried démissionna de l'armée et embarqua pour l’Amérique du Sud. Il débarqua dans le port péruvien de Callao et y travailla quelque temps comme chasseur de fourrures ou charpentier. De 1863 à 1864, Stillfried voyagea, en Chine, au Japon, aux États-Unis. Vers 1865, il travaillait pour la compagnie de soieries hollandaise Textor and Company, sur l’îlot de Dejima à Nagasaki. L’été de 1865, il partit pour Mexico et fit la route de San Francisco à Mexico à cheval. Il s’engagea dans le corps de volontaires austro-belges de l’empereur du Mexique Maximilien Ier — frère de l’empereur d’Autriche-Hongrie — à Mexico où il fut promu au rang de lieutenant des « Hussards rouges ». Stillfried resta à Mexico durant le siège de la ville. Fait prisonnier par les troupes républicaines de Porfirio Diaz. Il fut finalement libéré par le nouveau gouvernement mexicain et rentra à Vienne pour quelques mois.

Stillfried retourna au Japon, à Yokohama, vers l’été de 18682. De 1868 à 1870, il occupa des postes diplomatiques mineurs, pour la légation d’Allemagne du Nord et pour le consulat de Prusse, au service du diplomate de carrière et collectionneur d’art est-asiatique Max von Brandt (1835-1920). En parallèle, Stillfried participa ainsi à la préparation de la première mission officielle austro-hongroise en Asie orientale qui arriva à Yokohama en octobre 1869 en provenance de Trieste par le Siam et la Chine. Stillfried travailla pour la mission durant son séjour à Yokohama. Outre l’établissement de relations diplomatiques et commerciales, cette mission avait pour objet de collecter des données durant les trois ans du voyage. Pour ce projet documentaire, l’expédition comprenait un photographe officiel d’excellent niveau, Wilhelm Burger avec qui Stillfried commença à s’intéresser à la photographie. Peu après le départ de Burger en mars 1870, Stillfried quitta son poste diplomatique pour se lancer dans la photographie et l’importation de matériels photographiques. Ce fut Felice Beato lui-même — le « comte Collodion » — un des meilleurs « photoreporters » des années 1850-1870, qui compléta sa formation.

À 32 ans, Stillfried ouvrit son premier studio à Yokohama au cours de l’été 1871, intitulé Messrs. Stillfried & Co., au no 61, Main Street. il y travailla avec pour assistant le photographe William Willmann, également austro-hongrois. Dès cette époque, après quelques mois de pratique, il maîtrise parfaitement le procédé au collodion humide et réalise des vues des environs de Yokohama en grand format d'excellente facture. Bien que Stillfried soit surtout connu pour ses portraits et son travail en studio, il commença donc la photographie avec des vues topographiques3. On constate l’influence de Beato, dont il reprend les sujets et les compositions.

Le premier janvier 1872, il réalise un portrait "volé" de l'empereur Meiji4 lors de l'inauguration de l'arsenal de Yokosuka. Il met rapidement le portrait en vente, persuadé d’être dans son bon droit – ou, tout du moins, hors d’atteinte du gouvernement japonais dans la concession de Yokohama. Mais les autorités japonaises interviennent très vite pour interdire la transaction, et les autorités occidentales du port, vu la gravité de l'incident diplomatique, font saisir les plaques négatives et les épreuves. Stillfried fit ensuite un reportage à Hokkaidō durant l’été 1872 à la demande de Kuroda Kiyokata de L’Office de colonisation du Hokkaidō puis partit plus d'un an pour participer à l’exposition universelle de Vienne en 1873, confiant son studio à son assistant William Willmann durant son absence. En 1875, le nom de son studio devint Japan Photographic Association. D’avril à mai 1876, il partit en reportage en Chine et ajouta les images obtenues dans son portfolio. Il ne semble pas que ses portraits de Chinois aient été très populaires, car ils sont aujourd’hui assez rares. Le prussien Hermann Andersen devint son partenaire commercial en 1876 et la compagnie devint Stillfried & Andersen5. Le 14 janvier 1877, le studio brûla avec tout son stock de négatifs et dès le 23 du même mois le studio Stillfried & Andersen racheta le studio et le stock de Beato. Le 30 juin 1878, la firme Stillfried et Andersen initiale fut dissoute. Par contrat, Andersen acheta le nom Stillfried & Andersen et Raimund von Stillfried s’engagea, sans en mesurer les conséquences, à ne plus faire de photographie commerciale au Japon pendant dix ans.

Stillfried travailla ensuite à Tōkyō pour le bureau d’imprimerie du ministère des finances où il enseigna la lithographie et diverses techniques d'impression, mais quitta son travail après six mois suite à un désaccord salarial. Il tenta de travailler à nouveau comme photographe commercial en mai 1879 à Tōkyō. Attaqué en justice par Andersen pour rupture d’accord commercial, Stillfried fut contraint par le tribunal du consulat allemand de fermer son studio. Il ne s'avoua pas vaincu. Dès le 25 novembre de la même année, son frère, Franz von Stillfried, arriva au Japon à l’invitation de Stillfried et plaça aussitôt une publicité indiquant l’ouverture d’un studio photo nommé Baron Stillfried’s studio au no 80 de la concession internationale. Stillfried pensait naïvement avoir ainsi contourné le problème légal avec Andersen, déclarant avoir fait don de tous ses négatifs à son frère. Mais Andersen engagea une série d’actions judiciaires qui aboutirent au départ définitif de Stillfried du Japon le 4 mai 1881 et à son retour en Autriche6. Franz, qui était resté à Yokohama, racheta les droits de Stillfried & Andersen en 1883, et céda ceux-ci à Farsari en 1885 quand il quitta également le Japon. Tous les négatifs de Stillfried furent détruits quelques mois plus tard dans l'incendie du studio de Farsari. Entre-temps, la majeure partie du marché de la photographie souvenir était passée dans les mains de studios japonais de Yokohama.


Claude Estèbe

Notes

1. On trouve plusieurs graphies pour son nom, dont également Stillfried und Rathenicz. Nous avons retenu celle de Luke Gartlan, historien de l'art australien qui a soutenu sa thèse sur Stillfried (université de Melbourne, 2004). Les éléments biographiques proviennent essentiellement de la biographie établie par Gartlan (cf. références).

2. Peut-être après avoir passé quelques mois à Nagasaki.

3. Luke Gartlan, « Changing Views The Early Topographical Photographs of Stillfried & Company », Koshashin kenkyû dai ni gô 古写真研究第2号 : Old photography study no 2, Nagasaki 長崎, Nagasaki daigaku fuzoku toshokan 長崎大学附属図書館, 2003, p. 18

4. Qui n'a encore jamais été photographié. C'est Uchida Kuichi qui fera son premier portrait officiel quelques semaines plus tard. Un exemplaire du rare portrait par Stillfried est conservé dans la collection Christian Polak de l'université Meiji (Tōkyō).

5. L'intitulé Japan Photographic Association continua également à être utilisé.

6. Stillfried laissa au Japon sa maîtresse japonaise et ses trois filles et devint peintre officiel de la cour d’Autriche. Il se maria en Autriche et eut deux enfants. Après son départ du Japon, Stillfried photographia également Hongkong (1881-1882), le Siam (1882-1883), la Sibérie, la Dalmatie, la Bosnie et la Grèce.