Un album de transition

Cet imposant album de cent épreuves non daté de l'atelier Stillfried & Andersen a été confectionné par Andersen après la séparation des deux partenaires commerciaux en juin 1878. Cet élément nous est fourni par des détails du frontispice dont la version est celle utilisée après leur séparation.

Le frontispice, tiré sur une épreuve albuminée de grand format, est au nom de Stillfried & Andersen, la firme commerciale qui avait été fondée par le photographe autrichien baron Raimund von Stillfried-Ratenicz (1839-1911) et le marchand prussien Hermann Andersen en 1876. Stillfried s'en est retiré par contrat en juin 1878 en laissant le nom du studio et l'ensemble de ses photographies (négatifs-verres et tirages) à son ancien partenaire et le studio resta actif jusqu'en 1885 sous cette appellation. Le frontispice de cet album garde le nom de Stillfried comme un gage de qualité et laisse la reproduction des distinctions obtenues par Stillfried qui montrent son passé prestigieux comme militaire et confirment sa dimension internationale en tant que photographe. Y sont présentées les médailles militaires obtenues à Mexico en 1867, l'ordre de Franz Joseph - en reconnaissance de ses services lors de l'expédition austro-hongroise de 1870 - la ‘medal for improvement’ accordée à ses photographies lors de l'exposition universelle de Vienne en 1873 ainsi qu'une médaille de l'exposition universelle de Philadelphie de 1876 pour ces "excellents paysages et scènes de genre de la vie japonaise"1. Toutefois, la mention "negatives by Baron Stillfried" a été supprimé après le départ de Stillfried en 1878.

La présence dans cet album de quatorze épreuves de Beato2, dont le studio Stillfried & Andersen racheta le fonds en janvier 1877, indiquait déjà que cet album a été composé au plus tôt de 1877. Le système de numérotation dans les épreuves utilisé ici a été modifié en 18803. Cet album peut donc être daté de 1877-1880.

Le plat de couverture de l'album est inhabituel pour ce studio. Nous avons un plat laqué avec deux petites scènes insérées aux motifs d'oiseaux et de fleurs. Dans les années 1860 les albums reliés à l'occidentale, comme ceux de Felice Beato, avaient toujours des plats en cuir et il en est de même des albums du premier studio de Stillfried jusqu'en 1875, puis du studio de Stillfried & Andersen. Cet album est une exception et annonce l'arrivée des albums à plat laqués avec un motif japonisant qui deviennent la norme des albums souvenirs de Yokohama shashin au début des années 1880 dans le studio de Kusakabe Kimbei par exemple.

C'est un album à destination de la clientèle des visiteurs occidentaux de Yokohama, avec une composition classique d'épreuves de "views and costumes", des paysages et des portraits et scènes de genres coloriées, typique du genre Yokohama shashin.

L'album est arrivé dépareillé dans les collections de Guimet, la majorité des pages étant détachées de la reliure. Lors du travail de restauration, en 1997, Annabelle Simon a tenté de retrouver l'ordre original des pages mais celui-ci ne peut être garanti4. Il y a ainsi plusieurs blocs de paysages séparés par des portraits, une configuration possible, l'acheteur pouvant choisir les épreuves à monter une à une, mais inhabituelle.

On compte trois vues de Yokohama dans l'album - trois vues de rues (Le Bund, Water street, Main street) -, contre deux vues de Tōkyō et deux vues de Kyōto. Cela laisse penser que le propriétaire de cet album était un résident de Yokohama, ces vues de rues, plus documentaires qu'exotiques ou historiques, ayant moins d'intérêt pour la plupart des visiteurs.

Comme la majorité des studios de Yokohama shashin, Stillfried utilise des pigments naturels dilués dans une base de colle d'os (nikawa). Ces couleurs restent à la surface du papier albuminé formant comme un vernis brillant et des couleurs lumineuses. On note également l'arrivée de couleurs artificielles à l'aniline, dont le rouge utilisé pour rehausser des détails.

On remarque que presque toutes les vues de paysages sont coloriées, contrairement à celles de Beato et aux premières de Stillfried qui jusqu'en 1876 étaient aussi toutes monochromes5. Cette mise en couleur quasi systématique a probablement commencée début 1877, après le rachat du fonds de Felice Beato, pour harmoniser un ensemble de vues de paysages peu homogène.

Pour les portraits et scènes de genre, le fonds n'est pas colorié pour faire ressortir le modèle qui seul est peint, plus parfois un ou deux accessoires comme une tasse à thé (AP11405 et AP11406). En comparant les différents albums de Stillfried conservés au MNAAG, on remarque que la mise en couleur d'une même épreuve est toujours identique. Stillfried peignait lui-même un modèle et ses nombreux employés s'y conformaient. Lorsqu'il colorie des portraits d'après des négatifs de Felice Beato, il ne reprend pas la mise en couleur un peu assourdie et a priori fidèle choisie par Beato mais opte pour des couleurs plus vives et plus variées qui ne sont pas toujours réalistes6 (AP11397).

L'apport de Stillfried, par rapport à Beato, est la présence plus systématique7 de beaux portraits psychologiques, cadrés en buste qui sortent les modèles de la pure représentation d'un type (AP11326 et AP11327).

Dans cet album typique de "Views and costumes", les "costumes" – portraits et scènes de genre – représentent 41 % contre 59 % pour les paysages. La proportion de paysages augmente par rapport aux albums de Beato et aux premiers albums de Stillfried ou ils représentaient exactement la moitié des vues.

Parmi les portraits nous avons 73 % d'hommes et 27 % de femmes, une proportion inhabituelle pour un album de la fin des années 1870, car la proportion de portraits féminins augmente fortement au cours de l'ère Meiji et représente pour l'ensemble de la collection du MNAAG 64 % contre 36 % pour les hommes.

Notons, même s'il ne s'agit souvent que de reconstitutions avec des figurants, que l'univers des samouraïs occupe encore ici une place importante avec dix photographies, dont deux de vrais samouraïs par Felice Beato et huit de modèles par Raimund Stillfried. On note aussi le portrait de deux prisonniers Coréens (AP11409), photographiés par Felice Beato sur le pont d'un navire de guerre américain en Corée en juin 1871, lors de la prise des forts de Kanghwa pendant l'expédition militaire américaine dont Beato était le photographe officiel. Ce sont les premières photographies connues prises en Corée.

On remarque dans l'album une vue rare par Stillfried de la pagode ésotérique (tahōtō) du sanctuaire Tsurugaoka Hachiman-gū à Kamakura (AP11415). Cette pagode a aujourd'hui disparu. Elle avait précédemment été photographiée par Felice Beato en 1864 et a été rasée après 1868 suite à la loi haibutsu kishaku interdisant le syncrétisme et obligeant les lieux de culte voulant être reconnus comme des sanctuaires shintō (la religion officielle) à supprimer tous les bâtiments bouddhistes de leurs enceintes. Sur cette vue unique la flèche métallique de la pagode est déjà démontée, première étape de son démantèlement. C'est la seule vue de cet album qui fasse directement référence à l'actualité japonaise des années 1870. La destruction de ce magnifique bâtiment est d'autant plus regrettable que les pagodes de style tahōtō sont rares et uniques au Japon. Il n'y a pas d'exemple d'architecture similaire dans le bouddhisme chinois.


Claude Estèbe

Notes

1. Gartlan Luke, ‘Views and Costumes of Japan: A Photograph Album by Baron Raimund von Stillfried-Ratenicz.’ The La Trobe Journal, no 76 (Spring 2005), p. 8.

2. Certaines vues de paysage ont été largement recadrées intentionnellement par Stillfried (lors d'un contretypage probablement).

3. ESTEBE Claude, Le Regard de l’Occident et les premiers photographes japonais 1860-1900, D.E.A de doctorat en langue & civilisation japonaise, sous la direction de Jean-Jacques Origas, Paris, INALCO, 1999, p. 51.

4. L'ordre des vues est inhabituel pour ce genre d'album, souvent très lié à l'itinéraire emprunté par les visiteurs pour leur tour du Japon. Cet album est arrivé en mauvais état dans les collections du musée Guimet, toutes les pages étant détachées et mélangées. L'album a été restauré et remonté mais sans garantie que l'ordre des pages original ai pu être retrouvé, fautes d'informations. Cf. SIMON Annabelle, Les problématiques historiques et techniques des albums de photographies peintes japonaises du xixe siècle – La conservation-restauration d'un album de Stillfried & Andersen conservé au musée des Arts asiatiques – Guimet, Mémoire de fin d'études ENP-IFROA, sous la direction de Jérôme Ghesquière, P-E. Nyeborg et C. Pèpe, Paris, ENP-IFROA, 1997.

5. Ainsi, un autre album de Stillfried & Andersen que l'on peut dater de 1876 conservé au MNAAG (ancienne collection Dubois no 105).

6. Par exemple, pour sa mise en couleur du portrait de l'impératrice Haruko (nom posthume Shōken) à partir d'un négatif d'Uchida Kuichi il opte pour un violet pour la veste courte kara-ginu de l'impératrice alors que le vêtement porté ce jour-la par l'impératrice était rouge. Cf. ESTEBE Claude, Le premier âge d’or de la photographie au Japon (1848-1883), Thèse de doctorat en langue & civilisation japonaise, sous la direction de Pierre-François Souyri, Paris, INALCO, 2006, p. 256.

7. Beato a laissé de splendides portraits de samouraïs mais ils sont peu nombreux et quasiment absents de ses albums souvenirs, car ayant été réalisés entre 1864 et 1866, les négatifs-verres de ces portraits ont tous été détruits lors de l'incendie du studio à Yokohama en 1866.